Notre obéissance inquestionnée

Dans la nasse

« Le petit homme ignore qu’il est petit et il a peur d’en prendre conscience. Il dissimule sa petitesse et son étroitesse d’esprit derrière des rêves de force et de grandeur, derrière la force et la grandeur d’autres hommes. Il est fier des grands chefs de guerre, mais il n’est pas fier de lui. Il admire la pensée qu’il n’a pas conçue, au lieu d’admirer celle qu’il a conçue. Il croit d’autant plus aux choses qu’il ne les comprend pas, et il ne croit pas à la justesse des idées dont il saisit facilement le sens. »

W. Reich, Écoute, petit homme ! 1948, 1972 pour la trad.

L’obéissance : l’inscription dans la chair de sa naturalité

Nous sommes quotidiennement lié·es par des obéissances tacites, mutiques et jamais ébruitées. Qui demeurent dans l’ombre de nos lâchetés diverses, de nos inquiétudes, de notre malheur ou de nos ruses. Il faudrait dans un premier temps se départir d’un sentiment diffus et subit de condamnation naturelle, immémoriale, de l’espèce humaine. Ce sentiment qui fait dire au personnage de l’officier de Kafka, dans sa nouvelle A la colonie pénitentiaire et à propos d’un soldat condamné pour insubordination : « Le principe sur lequel je fonde ma décision est celui :

« La culpabilité ne fait jamais de doute ». i

Il y a l’ordre des choses, lequel parle de lui même. Il est l’édicteur des sentences, celui qui tranche par nature et qui ne souffre pas même d’être interrogé, soumis, lui à son tour, à la question. Car selon le détent·eur·rice de l’autorité, la sentence, manifestation et fondement de l’ordre disciplinaire, relève de la naturalité physique, corporelle, et à ce titre informe par le châtiment-même de son évidence irréfragable :

« – Il ne connaît pas la sentence qui le frappe ?

– Non ! répéta l’officier. Il fit une courte pause comme s’il attendait de l’enquêteur que celui-ci précisât le motif de sa question, puis il reprit : Cela ne servirait à rien de l’en informer. Il le sera suffisamment par son propre corps. »ii

Cette naturalité qui saute aux yeux, sans même un écart de conscience, de celui ou celle qui travaille, exécute, obéit dans telle ou telle part de son existence, est ce qu’observait déjà en son temps Simone Weil, philosophe et mathématicienne faite ouvrière dans les années 1934-1935 :

« Celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. A l’autre bout de l’échelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent l’une l’autre. »iii

L’acte même d’exécuter imprime au corps une onde de naturalité, un frémissement d’évidence de la soumission et ce pour la raison qu’une telle représentation allège la conscience et lui rend la situation plus supportable, quand elle ne se fait pas consentement, désir premier de coïncider avec l’ordre d’où il est loisible d’obtenir récompense, flatterie, estime et autres gratifications. Simone Weil observait ce glissement de l’obéissance vers le consentement dans la condition même de l’ouvrier : « Lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille ; l’enfant obéit parce qu’il craint un châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne qui a pouvoir sur lui »iv.Tout respire l’immémorialité autour de soi, qui la directive d’une tête entrepreneuriale, qui un édit de l’administration, jusqu’à la tâche la plus déconsidérée en-deça des balcons couronnés de prestige, j’entends par-là les œuvres de technicien·nes, de manœuvres qui dans leurs gestes-mêmes confèrent au grand tout qui semble les porter son apparente consistance.

Mais cette évidence apparaît aussi vaine qu’infondée à l’observation méticuleuse de l’histoire et des traverses des sociétés humaines : l’impermanence des ordres, des institutions, aussi bien que les assauts toujours réitérés des insurrections, ou bien plus nombreuses mais moins saillantes, les insubordinations quotidiennes, les défections et dissidences y compris sous des régimes politiques totalitaires ( songeons à titre d’exemple et parmi tant d’autres à la Rose blanche allemandev) donnent à la pensée la preuve que le pouvoir n’est qu’une course infinie à sa propre prise, un argousin ahanant de s’assurer chaque heure passant de son emprise factice sur celles et ceux qui lui sont soumis·es, mais jamais préhensibles dans leur entièreté d’êtres humains :

« Ainsi il y a, dans l’essence même de la puissance, une contradiction fondamentale, qui l’empêche de jamais exister à proprement parler ; ceux qu’on nomme les maîtres, sans cesse contraints de renforcer leur pouvoir sous peine de se le voir ravir, ne sont jamais qu’à la poursuite d’une domination essentiellement impossible à posséder, poursuite dont les supplices infernaux de la mythologie grecque offrent de belles images. Il en serait autrement si un homme pouvait posséder en lui-même une force supérieure à celle de beaucoup d’autres réunies ; mais ce n’est jamais le cas ; les instruments du pouvoir, armes, or, machines, secrets magiques ou techniques, existent toujours en dehors de celui qui en dispose, et peuvent être pris par d’autres. Ainsi tout pouvoir est instable. vi»

Le pouvoir est cette illusion que les détent·eur·rices de la force s’attachent vainement à faire appliquer et qu’elles et ils désirent comme le sceau apposé d’un absolu terrestre dont elles et ils seraient le Grand inquisiteur dostoïevskien, en répons duquel elles et ils déclameraient : « Aimer vraiment, c’est priver de liberté ceux qui en sont décidément incapables ».vii

Il y a une faille anthropologique qui tient à cette distance de soi à soi permettant à tout moment le questionnement éthique de sa propre situation. Et cela, en dépit de velléités éparses de mauvaise foi, indique que l’obéissance n’est point l’exécution automatique, naturelle, d’une force dépassant celui qui en est l’aut·eur·rice. Mais bien un choix, dans une situation qui impose ses conditions, ses impressions et ses forces contraignantes au concerné, mais bien un choix cependant y compris dans l’oblitération volontaire de sa propre responsabilité, et selon des motifs dont il ne nous revient pas d’estimer ici la teneur morale, les ressorts éthiques.

Quand la force parle, elle narre ses mythologies et étale ses vertus

La force par laquelle l’ordre tente de se fonder, ne va pas nue ni dépouillée de ses oripeaux mythologiques. Bien des récits, des symboles et des abstractions président, comme autant de succédanés d’absolu, à la justification de l’obéissance des personnes.

C’est notamment aux contours brumeux de la notion de civilisation et de ses récits subséquents que l’on doit la tentative de justification et d’édification morale d’un ordre qui, par bien des interstices et autres béances, nous montre un autre jour. Michel Foucault a bien su démontrer comment les appareils disciplinaires de nos sociétés occidentales avaient fabriqué la « sauvagerie » comme antithèse honteuse et abhorrée de la « normalité », sous le vocable de laquelle l’on entrevoit l’épure de la civilisationviii. Elle qui se forge par la discipline du corps, par l’obéissance inaugurale sans condition dont Kant déclare qu’elle serait le requisit préalable à notre humanisationix. L’être humain se trouverait à cette aune ramassé tout entier dans un état initial d’animal ayant besoin d’un maître.

Autrement dit et pour étendre au-delà de l’élève cette considération, un être vivant devant être gouverné…par un·e oxymorique semblable-supérieur·e. Il n’est que de songer à ce qui fut et est encore par bien de ses reliquats et débords, l’appareil disciplinaire républicain, qui se fit fort de briquer et polir les esprits et les corps de jeunes personnes de France qui pourtant, et en outre, demeuraient ancrées dans des singularités régionales, des superstitions païennes comme autant d’expressions d’autonomie échappant aux aspirations hégémoniques de l’État. Jules Ferry ne s’y trompa guère quand il reconnut les vertus comminatoires de la religion catholique de son temps, car il avait bien saisi l’importance d’introduire de la sacralité dans des institutions qui, sans elle, découvriraient au vu et au su de tous les ressorts arbitraires et oppressifs de leur ordre. L’obéissance trouve là une assise morale dans un appel au sacrifice pour un grand tout supérieur qu’il s’agit de servir : la patrie, la nation, l’Église, l’État, l’entreprise. Aristote comme Saint-Augustin ont communié dans l’idée que cet ordre institué, quelle que soit sa nature, permet à chacun de trouver sa place tout en recelant une possibilité toujours latente de perfectionnement en direction du bien de tous.

Dans nos mythologies contemporaines et qui ont la vie longue, l’on peut s’attarder à bon escient sur la pensée contractualiste, laquelle, de Hobbes à Rousseau, présuppose un passé mythique où décision commune aurait été prise de se plier à un contrat collectif duquel chacun serait le débit·eur·rice. Ledit contrat peut s’entendre comme pacte scellé dans la peur de mourir, soumettant chacun·e, et pour assurer sa sécurité, à un organe surplombant et exerçant la force, le Léviathan. Ce mythe-là n’est pas sans écho avec les palabres gouvernementales actuelles, lesquelles excipent de la protection dont l’État et ses agent·es armé·es seraient les garant·es. Dénudée, l’armature de l’ordre s’apparente à s’y méprendre à l’ossature mafieuse ainsi qu’à certains stigmates de l’allégeance féodale. La survie y règne comme primat des relations humaines, et en constitue le mobile cardinal.

Un autre avatar, très prisé des républicain·es estampillé·es « de gauche », de cette pensée contractualiste, réside dans l’éthique sacrificielle rousseauiste. Celle-là convoque chaque individu dans son devoir impérieux de faire naître un nouveau souverain, non plus royal mais national, et qui s’incarnerait dans l’expression supposée d’une volonté générale. Ici, plutôt qu’une éthique de survie, l’économie morale qui sous-tend cette mythologie de l’ordre et de la gouvernementalité est de nature sacrificielle. Dans les deux cas cependant nous avons affaire à des excroissances de pouvoir en regard desquelles l’ensemble abstrait que l’on nomme société, émerge et présente ses contours.

Mais aucune des deux fictions ne nous éclaire sur le moment historique bien réel où chacun a décidé de dire nous, de faire société, avant même qu’il y eût à nouer quelque contrat.

L’idée portée par la pensée contractualiste qu’il y aurait consentement, c’est à dire décision libre de se plier à un ordre exigeant notre obéissance, escamote l’essentiel : le fait de naître ici ne rend pas tributaire des mythiques contrats passés jadis, comme une dette perpétuelle qu’aurait à apurer la chaîne des générations. Ces mêmes dits contrats, que l’on invoque ad libitum pour exiger la soumission aux règles et aux institutions, font, au rebours de toute émancipation, de tout contrevenant·e un·e criminel·le menaçant qui la survie collective, qui l’intérêt général. Ils comprennent en creux la nécessité justifiée d’éliminer ce qui ne fait pas corps. Aussi n’est-il pas surprenant d’entendre de la bouche de nos chers républicain·es, plumé·es aux trois couleurs et cocarde au museau, des appels à épurer les universités des mal-pensant·es, à évincer les esprits dissonants comme autant de chancres rongeant le corps sacré et béni de la République. Quand les croyances s’effondrent en même temps que les idoles auxquelles elles s’étaient arrimées, le pouvoir réclame sa solde de sang et procède au sacrifice requis par la fiction qui le porte : le corps collectif mythifié n’existe plus qu’en contrepoint d’opposant·es dont la culpabilité, comme le dit l’officier de Kafka, ne fait point de doute. Exécutons, exécutons ! De la calomnie au licenciement, jusqu’à l’emprisonnement, tout concourt à forger a posteriori ce mobile pâle et grêle dont l’État a besoin pour colmater les brèches d’où l’eau entre à grands bouillons.

L’on voit là toute la part brumeuse et narrative que tisse tout discours sur la société : celle-là n’a aucune existence réelle, sinon dans l’invocation qu’en font les institutions séparées des vies mêmes sur lesquelles elles exercent leur savoir gouvernemental. La fabrique du ou de la citoyen·ne n’apparaît ainsi que comme un apprentissage de ventriloquie où la jeune personne encasernée doit faire sienne l’idée qu’existe bel et bien une société, un tout, sorte d’ensemble naturel dont l’origine est à chercher dans les entrailles glorieuses de l’histoire. La société est cette délégation quotidienne que chacun·e fait de sa propre vie à des instances qu’il ou elle pare d’atours transcendantaux, quasi divins, sans même apercevoir les contours ecclésiaux que son esprit dessine. Il n’est pas même jusqu’à la sociologie politique qui, si progressiste soit-elle, tranche du clairon institutionnel et de ses fictions sociales, obstruant par-là les voies dissidentes de l’émancipation : à considérer la société comme un tout objectivable, l’on enfile les hardes de la gouvernementalité, adopte son babil et ne laisse aux opprimé·es qu’un os d’impuissance politique. Simone Weil avait bien cerné cette qualité d’abstraction que revêt la société ou, sous un notre nom, la collectivité :

« S’il y a au monde quelque chose d’absolument abstrait, d’absolument mystérieux, d’inaccessible aux sens et à la pensée, c’est la collectivité ; l’individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l’atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d’elle de l’ordre de l’infiniment petit. »x

C’est que passée une certaine échelle de grandeur, l’on s’écarte de la communauté sensible de vie, concrète, pour gagner l’abstraction des grands ensembles que l’on appelle aussi bien sociétés que collectivités. Rousseau l’avait bien saisi à propos de la démocratie, lui qui affirmait, avec une certaine acuité, que cette organisation de la vie politique ne pouvait s’exprimer authentiquement qu’à une échelle très réduite. xiLà, la vie n’est qu’a minima séparée d’elle-même, et la politique n’a pas atteint ce degré de spécialisation qui, de la cave au grenier, trame nos existences contemporaines. Et Simone Weil d’achever :

«  La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance. [ …] L’indépendance requière la connaissance de ses limites. »xii

Obéir au temps de la totalité capitaliste

A l’heure où la majorité de la population active de ce pays est arraisonnée par la condition salariale, le rapport de subordination qu’elle induit constitue une expérience de vie quotidienne et partagée.

C’est au cœur de cette relation salariale que devient tangible et discernable pour beaucoup la question de l’obéissance. L’on peut à cet égard laisser la parole à Johann Chapoutot, universitaire et historien du nazisme, auteur d’un bref ouvrage sur l’un des fondateurs du management contemporain, accessoirement ancien général SS :

« Plus profondément, on peut considérer que le problème réside dans le lien de subordination inhérent au contrat de travail, qui stipule qu’un agent X doit exécuter une tâche définie par un supérieur Y – quelles que soient les modalités de cette exécution, et quels que soient les caractères de la relation entre celui qui prescrit et celui qui produit (autoritaire ou libérale, harcelante ou confiante). »xiii

Ce contrat de subordination implique une séparation initiale et pérenne de l’employé·e et de la finalité que poursuit l’organisation ou sa direction à laquelle elle ou il obéit. Elle ou il n’intervient que pour ajuster voire choisir les modalités de la réalisation des objectifs prédéfinis. Jamais ceux-là, dans leur cœur même, ne peuvent être discutés. Apparaît donc ici une impossibilité éthique fondamentale, dans la mesure où la finalité échappe à la décision du ou de la premi·er·ère concerné·e : le ou la travailleu·r·se.

Marx avait déjà mis au jour avec rigueur l’aliénation de l’ouvri·er·ère dans l’industrie naissante à la fin du XIXe : la séparation du geste de la production de sa finalité même induisait une étrangeté de soi à soi dans le geste de la fabricationxiv.

Au siècle suivant, Simone Weil pouvait faire une observation approchante :

« Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s’épuise, et l’usine fait d’eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, des déracinés. Les revendications ont eu moins de part dans l’occupation des usines que le besoin de s’y sentir au moins une fois chez soi. Il faut que la vie sociale soit corrompue jusqu’en son centre lorsque les ouvriers se sentent chez eux dans l’usine quand ils font grève, étrangers quand ils travaillent. Le contraire devrait être vrai. »xv

Le management contemporain a tâché par des moyens habiles et roués de dissimuler cette aliénation première, qui constitue la condition salariale : se subordonner et obéir à un ensemble qui nous est étranger, dont nous ne pouvons décider des finalités et qui, par le degré de spécialisation atteint par le capitalisme, nous sépare, nous disloque en une multitudes d’atomes de travail. Couplée au développement technique, la dépossession salariale est totale. Poussées à leur paroxysme, la spécialisation et la sophistication technologique renvoient la responsabilité morale de la personne aux confins de l’abstraction, en même temps qu’elle anesthésie la sensibilité au prochain. Une telle situation rend possible l’émergence de monstres humains, tel Eichmann, ce dont Gunther Anders sut nous alerterxvi.

Par ailleurs, Johann Chapoutot a su mettre en lumière les ressorts modernes du capitalisme qui transparaissaient déjà dans les œuvres de Reinhard Höhn, et où le management avait pour finalité de capturer les affects et de rendre désirable une situation de subordination qui s’imposait aux travailleu·r·se·s, faisant par-là fond sur l’honnête et aimable désir humain de trouver plaisir et sens à ses activités, mais pour mieux en extraire la valeur mercantile et productive dans une logique des plus spécieuses, perverses, d’administration des désirs par un conditionnement matériel autant que relationnel :

« Un département de l’organisation KdF, l’Amt Schönheit der Arbeit (Beauté du travail), est chargé de la réflexion portant sur la décoration, l’ergonomie, la sécurité au travail et les loisirs sur le lieu de production. Étonnante modernité nazie : l’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga ni aux chief happiness officers, mais le principe et l’esprit sont bien les mêmes. »xvii

Ce management contemporain, que R. Höhn porta au pinacle des écoles de management à l’après-guerre, se situe de plain-pied dans la modernité capitaliste occidentale telle qu’elle s’épanouit au début du XXe siècle. La hantise du pouvoir patronal de la désobéissance, de la réappropriation qui lui est pendante, déboucha dans un premier temps sur l’essor du taylorisme qui, aux dires de Taylor lui-même, visait à contrecarrer les grèves d’ouvri·er·ères auxquel·les la polyactivité et l’autonomie relatives conféraient un pouvoir menaçant les fondements de l’ordre patronal, de l’entreprise et de sa propriété. L’ouvri·er·ère spécialisé·e et le ou la contre-maître incarnèrent alors une possibilité de contrôle accrue du patron sur les travailleu·r·ses, et la division du travail où la pensée de l’organisation était l’apanage des ingénieurs quand l’exécution incombait aux ouvri·er·ères.

L’on voit dans le management de R. Höhn une délégation exorbitante de responsabilité aux subordonné·es, endossant ce qui auparavant échoyait à leurs chefs, ainsi qu’un accord de latitude pour mener à bien les missions préfixées. Notons toutefois que l’exhortation à s’adapter à chaque situation nouvelle avec les mêmes moyens et rapidité, elle, était déjà observable sous la plume de Simone Weil quand, dans les années 1934-1935, elle fut ouvrière :

« La pensée doit constamment être prête à la fois à suivre le cours monotone de gestes indéfiniment répétés et à trouver en elle-même des ressources pour remédier à l’imprévu. Obligation contradictoire, impossible, épuisante. »xviii

Cet impératif d’adaptation prit toutefois très ouvertement le pli d’un darwinisme social dans la direction militaire nazie, puis dans le management d’après-guerre tel qu’encouragé par Höhn et ses semblables.

En outre, la seconde moitié du XXe siècle vit, dans le sillage des applications de R. Höhn, la mise en place de stratégies patronales de déjouement d’une insubordination au travail qui se faisait de plus en plus fréquente, pour atteindre son acmé au cours des années 1960-1970.xixCréer la fiction d’une communauté entrepreneuriale désirable parée de toutes les vertus et justifiant par là-même la subordination et l’obéissance requise, constitue l’une des composantes de ce management contemporain. Chapoutot indique avec justesse et à ce titre que la liberté de l’employé·e n’est conçue de nos jours par un·e manager, un·e dirigeant·e d’entreprise que comme inscrite dans le cadre contraignant prédéfini par l’entreprise elle-même, mais jamais en-dehors :

« La question de la liberté est inepte et oiseuse, pour un manager qui se respecte : on est libre par définition, du seul fait que l’on participe à la communauté, qu’elle soit Gemeinschaft ou team.

[…]L’âge des masses a été celui de la massification du statut de salarié, et il a vu l’avènement de mastodontes organisationnels dont la structuration interne est devenue une « science » – celle du management, précisément. »xx

Désobéir : de la mutinerie à l’éthique

Il est des moments où les régimes de croyance sur lesquels se fonde l’économie morale d’un ordre social, se fissurent, s’effondrent. Les Gilets Jaunes s’adressaient au pouvoir en pensant obtenir l’oreille libérale du prince-président, espérant rétablir l’apparente et très symbolique réciprocité qu’avaient pu incarner un État redistributeur et des services publics, comptant sur la justice supposée d’un ordre qu’ils croyaient trahie. Le politiste Barrington Moore Jr tend à voir dans l’alliage ordinaire de la passivité et du consentement, l’effet des contreparties accordées par les dominant·es aux dominé·esxxi. C’est quand cet équilibre symbolique précaire, fait de récompenses et d’une tout à fait controuvée justice sociale, vacille que l’acceptation est mise en doute et les croyances qui la bordent éprouvées. Et pour ce qui est des Gilets jaunes, la force armée qui, jusqu’au sang, leur fut opposée, éroda les représentations où chacun·e croyait trouver qui une place, qui un protect·eur·rice, qui un artefact spectral de communauté de vie. Le pouvoir fut mis à nu et le mythe de la société décomposé. D’aucun·es parmi les figures de proue du soulèvement en appellent aujourd’hui à la désobéissance.

D’autres en 1916, qui constituaient un corps expéditionnaire russe sur le front occidental de la Première Guerre mondiale, illustrèrent ce qu’est un cas d’effondrement de croyances, suivi d’une désobéissance contagieuse, infrangible et révolutionnaire.

Pourtant triées sur le volet et composées de profils éloignés des idées subversives, ces troupes se virent envoyées à l’abattoir lors d’offensives aussi vaines que sanglantes. En terre étrangère et suivant de loin en loin les échos des semonces révolutionnaires qui agitaient leur pays, ces troupiers russes furent, après leur participation à un charnier du printemps 1916, cantonnés à La Courtine, dans le département de La Creuse.

On lit sous la plume pointilleuse de l’historien Rémi Adamxxii, comment ces hommes en vinrent à refuser d’obéir, petit à petit, alors qu’eux-mêmes n’étaient ni majoritairement ouvriers (mais paysans), ni imprégnés des doctrines révolutionnaires vigoureuses dans leur pays (notamment ce qui fut nommé par la suite « bolchevisme »).

L’expérience du front mit le soldat russe face à la violence crue de l’ordre qu’il servait. Il fallut qu’il atteignît à l’insupportable pour que rompissent en lui les étais branlants de son acceptation à obéir. S’il y eut un tournant dans l’hécatombe que fut pour les soldats russes l’offensive lancée par Robert Nivelle au printemps 1916, tissue d’absurdes, meurtrières et vaines attaques, cette découverte de l’injustice et de l’oppression se fit, à lire l’historien, graduellement, d’avant l’offensive jusqu’à bien plus tard :

Avant même l’offensive Nivelle, l’auteur note que « Des punitions corporelles [étaient] infligées aux soldats moscovites ; à cette violence, qui révélait la barbarie des rapports de classe, s’ajoutaient les écarts de solde.

Le régime des permissions accentuait l’inégalité. Alors que celles accordées à la troupe étaient rares et brèves, les officiers bénéficiaient d’un régime de sortie privilégié et de centres de permissionnaires créés à leur intention. Les soldats comprirent que, pendant qu’ils demeuraient à portée des tirs, leurs chefs pouvaient profiter des plaisirs de l’arrière. »xxiii

ou encore plus loin :

« Marqués jusque dans leur chair par une discipline féroce et contraints aux marques extérieures d’obéissance les plus serviles, ils ne pouvaient manquer de comparer les « libertés » accordées aux Français et leur propre sujétion. »xxiv

et enfin à propos de la répression de la mutinerie au camp de La Courtine, appuyée par l’État français, donc bien après l’offensive :

« L’une des conséquences de l’assaut est la transformation des sentiments des soldats à l’égard de la France, dont beaucoup espéraient qu’elle s’interposerait et empêcherait cette opération militaire sans précédent. »xxv

Toutes les figures de l’autorité perdent peu à peu de leur pouvoir comminatoire et de la couche superficielle de confiance qu’elles inspirent, sous les horions répétés des défaveurs, humiliations, injustices et horreurs militaires. Les évènements de Russie dénouent des désirs et achèvent de conduire le gros des troupes cantonnées à l’insubordination, sous une forme qui plus est auto-organisée en comités (inspirés de ceux échafaudés en Russie) :

« Les derniers liens avec la troupe se trouvent donc tranchés. Pour la première fois depuis l’annonce de la chute de Nicolas II, les Courtiniens désobéissent ouvertement aux officiers et aux ordres du gouvernement provisoire. Quelques jours à peine après leur arrivée dans la Creuse, la majorité des officiers ont abandonné tout espoir de ramener les soldats à l’obéissance. […] Le camp était passé sous le contrôle des comités. »xxvi

Quelle que fût la destinée tragique de ces insubordonnés qui devinrent des révolutionnaires, il importe de noter que ces hommes, roués à l’obéissance par une force sèche, rude et féodale, rompirent en visière à l’ordre qu’ils servaient après avoir souffert l’expérience la plus aiguë de la destruction humaine : une guerre totale. Il faut qu’un certain seuil moral eût été franchi en même temps qu’une cohésion communautaire préexistât pour que l’on fût prêt à se rebeller, à reprendre la guerre sociale qui précède la guerre militaire :

« Ce qui révolte les officiers, surtout, c’est que la guerre sociale a remplacé la guerre nationale et que la lutte des classes est devenue plus importante à leurs yeux que le chauvinisme et l’hostilité envers les Allemands. »xxvii

Certes, ils étaient autour de 10 000 à désobéir, mais ce n’était point leur pays tout entier, loin s’en faut. Ils étaient regroupés, pouvaient se dévisager dans le camp de La Courtine. Le sentiment de communauté devait être d’autant plus grand que leurs vies se trouvaient isolées en pays inconnu. Ils étaient nombreux, mais pas à un point où le nombre éloigne les individus et les ramène à la distance ordinaire des existences séparées.

Mais il n’y aurait cependant pas eu désobéissance massive si ne s’était ajouté l’ingrédient éthique : la fraternité humaine qui, peu à peu, supplante les idolâtries, les assises fiduciaires de l’ordre social, comme idéal et pratique de vie.

Car il est un fait désormais bien documenté que peu sont celles et ceux qui se lancent au péril de leurs maigres biens et de leur vie-même dans l’inconnu auquel ouvre une désobéissance. Aussi est-ce souvent quand il n’y a plus rien à perdre que les un·es envisagent enfin d’agir librement selon leur conscience. Rares sont les Antigone. Et pourtant. Faudrait-il, au prétexte de ne point faire de la révolution l’apanage des virtuoses, remiser ce qui pourtant sut mouvoir des masses au-devant d’intérêts puissants, contraires et solidement ancrés ?

Alors oui, l’on songera peut-être à la force d’une idée, d’une croyance, d’une foi qui sut guider tel ou tel dissident·e, object·eur·rice de conscience. Le film Une vie cachée, de Terrence Malick, donne à voir la sécession d’un paysan autrichien qui refuse à en périr, y compris pour être affecté à des hôpitaux militaires, de prêter serment à Hitler. Sa conscience chrétienne, qui implique que son Royaume n’est pas de ce monde, le lui intime. Il ne s’agit pas d’être un·e héro·s·ïne, de suivre des saint·es, athées ou chrétien·nes, mais de bien voir ce qui se joue dans une désobéissance de cette nature, où le ou la dissident·e obéit à ce qui n’est pas de ce monde, de cette société, soit un idéal, une boussole éthique. Celle-là n’exclut pas la finesse, la ruse et l’à propos : désobéir peut prendre des formes plus ou moins visibles, dissimulées ou assumées dans l’éclat du jour. Aussi Frédéric Gros observe-t-il avec J. Semelin, l’ « importance et [l’]efficacité de formes de résistance moins visibles que l’héroïsme de maquisards armés : boycottages, travail au ralenti, démission quand on est fonctionnaire, négligences calculées, « chvéïkisme » systématique. »xxviii

Quant à Simone Weil, une fois encore, elle nous épaule dans la tâche d’entrevoir la mise en pratique de cet idéal fraternel, égalitaire :

« La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu’il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d’amour est corrosif pour l’ordre. […] Pour autant qu’elle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui n’est pas de ce monde », [la pensée] est l’ennemie des forces qui dominent la société. »xxix

C’est ainsi que l’amitié, qu’elle s’exprime au travers d’une sodalité de rond-point ou d’une mutinerie fraternelle, ou plus simplement encore par les écarts discrets que chacun·e sur son lieu de travail s’octroie pour se réapproprier l’espace, ses outils, nouer des relations authentiques au rebours des dispositifs de contrôle, ce que l’on peut appeler, le reprenant à Michel de Certeau, des braconnages, l’amitié donc, et sa note amoureuse dont tant de films ont célébré le ferment subversif pour l’ordre, car imprévisible (songeons à The Apartment de Billy Wilder, sorti en 1960, ou plus récemment Olli Mäki où un boxeur amateur déroge aux ordres de ses employeurs pour retourner à sa vie de boulanger de village, avec son amour, une institutrice que ne fascinent aucunement le pouvoir, la gloire, la force – masculine – et l’argent), l’amitié et l’amour donc sont ennemis de l’ordre établi.

Et Frédéric Gros d’ajouter :

xxx« L’amitié exclut la dissolution dans « un » peuple, « un » Prince, « un » Nation. »

Au travers de sa théorie des affects inspirée de Spinoza, Frédéric Lordon pointe en outre la portée modificatrice de certains affects – le sentiment d’amitié pouvant en faire partie : « C’est que la modification est au cœur de la pensée de Spinoza. La complexité intrinsèque du corps humain en fait à ses yeux l’un des corps les plus affectables et, partant, l’un des modes les plus modifiables même : être affecté, c’est déjà être modifié, puisque c’est enregistrer en soi une variation (de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit); mais certaines affections, ou suites d’affections répétées, peuvent aller jusqu’à affecter les manières d’être affecté. Il y a des rencontres, des expériences qui sont transformatrices. Rien ne garantit qu’on soit ainsi modifié/transformé pour le meilleur. […] Heureusement, on sait aussi qu’il y a d’excellentes autres modifications, du reste, ce que propose l’Éthique de Spinoza n’est pas autre chose qu’un certain programme de modification, assis sur la double démonstration que : 1) l’homme est un mode modifiable, et 2) il a grand intérêt à se modifier, en tout cas dans la direction qu’il lui indique ».

Ainsi, la révolution ne peut être entendue aujourd’hui par tout·e révolutionnaire conséquent·e vis-à-vis de l’histoire qui le précède, comme un mouvement providentiel des dites sociétés, un accouchement de l’ordre existant qui reproduirait, par nécessité, ses structures apparentes, ses velléités idolâtres où l’absolu serait terrestre.

Là est la duperie après laquelle courent bien des pensées instituées, prêtes à s’accoutrer des nippes de l’État ou de tout autre institution de la force pour opposer une force équipollente aux armées adverses. Non point, il s’agirait au rebours de cette perpétuation de la séparation de nos vies d’elles-mêmes, de constituer des communautés de vie soustraites à l’impératif étatique de faire société, de faire corps, et de les fédérer dans leurs diversités. Plutôt, au contraire, tâchons de nous déprendre pour mieux nous assembler, de nous soustraire aux ordres pour mieux vivre en suivant une éthique comme mise en pratique d’un idéal, ce sextant de l’esprit et du cœur, de briser les liens qui nous asservissent par le sabotage, subvertissant qui telle institution publique commandée par l’impératif managérial et la fiction étatique et gouvernementale, qui telle entreprise privée. Séparons-nous des officiers qui veulent inscrire la mort dans notre chair, jour après jour claustrés au bureau, à l’usine, à pôle-emploi, au labo, sur le vélo, au restau, dans les grands magasins. Séparons-nous des enfermeu·r·ses. De ceux et celles qui font de nos vies une condamnation, un mouroir, un néant. Vivons le séparatisme. Maintenant. N’ayons crainte de perdre, désirons nous reconnaître. Notre puissance matérielle, aux antipodes de leurs forces destructrices, est tangible. Chaque jour est une occasion de conspirer pour nos communes vies et leur assomption pleine et entière.

Dormiens Silvam

iFranz Kafka, A la colonie disciplinaire et autres récits, Arles, Actes Sud, 1998, p. 17

iiIbid. p. 15

iiiSimone Weil, Force et malheur [recueil], Bordeaux, Éditions de la Tempête, 2019, p. 95

ivSimone Weil, ibid., p.134

vInge Scholl, La Rose blanche : six Allemands contre le nazisme, Éditions de Minuit, 1955

viSimone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Payot, Paris, 2020, p.75-76

viiFrédéric Gros citant Les Frères Karamazov de Dostooëvski, dans Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017, p.28-29

viiiMichel Foucault, Les anormaux : cours au Collège de France : 1974-1975, Paris, Le Seuil, 1999

ixEmmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, J.Vrin, 2004

xSimone Weil, ibid., p. 135

xiJean-Jacques Rousseau, Projet de constitution pour la Corse, Paris, Nautilus, 2000

xiiSimone Weil, ibid., p. 146-147

xiiiJohann Chapoutot, Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, Paris, 2020, p.138

xivKarl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 2006

xvSimone Weil, Force et malheur [recueil], Bordeaux, Éditions de la Tempête, 2019, p.130

xviGünther Anders, Nous, fils d’Eichmann: lettre ouverte à Klaus Eichmann, Paris, Rivages, 1999

xviiJohann Chapoutot, ibid., p.74

xviiiSimone Weil, ibid., p.125

xixGrégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018

xxJohann Chapoutot, ibid., p.139

xxiBarrington Moore Jr, Injustice, The Social Bases of Obedience and Revolt, M. E. Sharpe, New York, 1978, cité par Laurent Bonelli dans Le Monde Diplomatique, janvier 2019 : Pourquoi maintenant ?

xxiiRémi Adam, Les révoltés de La Courtine : histoire du corps expéditionnaire russe en France (1916-1920), Marseille, Agone, 2020

xxiiiRémi Adam, ibid., p.76

xxivIbid., p.78

xxvIbid., p.235

xxviIbid., p.179

xxviiIbid. p.249

xxviiiFrédéric Gros, Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017, p.64

xxixSimone Weil, Force et malheur [recueil], op.cit., p.96

xxxFrédéric Gros, ibid. p.69

xxxiFrédéric Lordon, Vivre sans?, Paris, La Fabrique, 2019, p. 24-25

Pour prolonger la soirée:

Et nos mains de bâtir

A nos futurs

Parvenir jusqu’au jour, sortir de la mélasse. Voir se couler l’aurore, elle qui se fait languir au faîte des houpiers et des crètes argileuses. C’est un matin comme un autre. Le visage barbouillé d’ennui et de lassitude. Ce matin inquestionné qui toujours recommence, renaît et creuse un sillon de rancune dans l’orbe de mes yeux.

Sur le quai de la gare, hébétés, se coudoient des spectres se dévorant dans le reflet pâle de leurs écrans. Vendre son âme, voilà que l’esclavage soigne ses apparences, mais marchand pour marchand tout va de vide en vide dans ces corps alignés. Trop peut-être hoquettent de nausée si on les retranche du monde virtuel. L’opium n’a jamais autant circulé, et les grands argentiers toujours guerroient, impitoyables, pour lui.

A s’y méprendre l’on respirerait l’âcreté d’émanations d’un massacre. Le sang ne coule plus guère dans les allées vitrées de nos casernes mornes, ici en Occident. Ou quand il vient à maculer nos collets empesés c’est qu’ailleurs il déborde. Rivés tels clous sur nos vies de sommeil, la rage sourdant au cœur, nous vivons en anthropophages. S’entredévorer puis s’engloutir soi-même, tel est le commandement. La guerre nous est faite, d’en haut, de tout en haut. Mais si nous sommes dans les vallées et plaines, nous avons pour nous-même les espaces et les nombres. Ce sont les mêmes ici, en Syrie, au Chili, les seigneurs avisés du capital, communiant dans la religion du retour sur investissement auquel ils sacrifient nos vies entières, sur l’autel de leurs immenses richesses, les mêmes donc qui se flanquent de cognes et de malfrats. Et qui pour achever affirment être des nôtres.

Un Kurde se révolte et sa révolte chante partout sa vérité. Un paysan brésilien demande remise de sa terre, elle qui est pour chacun comme sa liberté. Des maillotins jaune souffre dressent des barricades et bâtissent à plusieurs des sodalités giratoires. Ils crurent que l’ordre ainsi intronisé et dans lequel ils vivent encore était aux dernières heures régi par la justice. Mais la force est ventriloque, cela ils l’ont bien compris : la justice des bas-reliefs s’acquitte de mains arrachées, et le regard qui prie que vienne l’égalité, ne croyant que ce qu’il voit, lui est énucléé. Nos corps sont maintenant engourdis de peur, claustrés, muselés. Où que l’on aille partout l’homme est dans les chaînes ainsi que l’écrivit un prénommé Jean-Jacques. Et pourtant, nous bâtissons des baraques où voir s’embraser les brandons de nos sodalités. Nous sommes bien las de nous entremanger, car après la nausée nous guette la psychose. Nous savons qui est ce nous qui ne recherche pas les onctions des grands, l’appel répété au sacrifice…pour qui? pour quoi? D’autres entre 1914 et 1918 se le demandèrent, qui furent fusillés « pour l’exemple », pour ne point enrayer la machine infernale où notre amour de la vie et nos amitiés se débattent. Qui furent aussi des mutins aguerris et chacun libéré par la puissance du commun, ces gestes de marins qui refusèrent et en mer Noire firent défection. La caution de l’argent ou l’abri des roussins sont soudainement comme défaits de leur malheureuse influence, de leur chantage odieux.

Il suffit d’un matin, d’une seule de ces aubes grises, pour que le plis que l’on prit à n’être qu’un objet séparé de la vie, nous apparaisse absurde par tous ses pans, par toutes ses faces. Rien qui ne tienne désormais dans un théâtre de ruines. Bâtir donc, laisser monter en nous cette joie pure, cette puissance indifférente au pouvoir, qui appelle à l’arrêt des commandes, à ce que nos mains dressent en mille et une baraques cette égalité giratoire.

Dormiens Silvam

Religion du capital, du pétrole au djihad

Dans la nasse

Lecture de l’ouvrage d’Ivan Segré : La trique, le pétrole et l’opium : sur la laïcité, la religion et le capital, Libertalia, 2019

Il est commun de penser la modernité comme la sortie du religieux. Or, si l’on s’appesantit sur les divers Etats européens, la séparation stricte du politique et du religieux loin d’aller de soi laisse à constater tantôt des Etats qui dans leurs constitutions reconnaissent la primauté d’une confession, tantôt d’autres comme l’Etat français, dit laïc, qui conserve néanmoins des attributions où le religieux et le politique se brouillent nettement (le président nommant les évêques, signant décrets de désignation de ceux de Strasbourg et Metz, la France gardant son statut de protectrice du christianisme à Jérusalem, le consul général de la République assiste ès qualités à une douzaine de messes par an, est béni par le prêtre et embrasse les Saints Evangiles…), sans compter la symbolique chrétienne de l’Union européenne, revendiquée par son concepteur. Nous pourrions aussi, suivant les analyses de Bertrand Russell et Emilio Gentile, considérer que le « religieux » s’étend jusques aux religions politiques des régimes totalitaires qui n’étaient en rien dotés d’une religion d’Etat, nazi et bolchevique, tous deux ayant forgé des doctrines dogmatiques à partir de leurs idéologies (Emilio Gentile, Les religions de la politique – Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005). Ajoutons à cela l’observation d’une sacralisation de l’autorité politique comme envers de la religion d’Etat, de l’URRS aux Etats-Unis, en passant par la France napoléonienne, etc.

Le lien entre les Etats, le pouvoir politique, et la religion, des monarchies arabes aux Etats latino-américains, demeure donc, exhaussant en regard le caractère exceptionnel de la laïcité française. Mais la laïcité elle-même n’est pas assurée d’emblée de ne point déchoir en religion politique, mise au service de la contre-révolution d’Etat comme le rappelait Daniel Bensaïd à propos de la fin terrible de la Révolution mexicaine, en 1926 (Daniel Bensaïd, Jeanne de guerre lasse, Paris, Don Quichotte, 2017).

D’un certain usage du mot « laïcité »

Mais qu’est-ce que la laïcité? Henri Pena-Ruiz en ramasse une définition précise :

« L’idéal laïque n’entre donc aucunement en contradiction avec les religions comme telles, mais avec la volonté d’emprise qui caractérise leur dérive cléricale, conversion politique et sociale du prosélytisme religieux. […] L’éventuel caractère majoritaire d’une confession, dans une société, ne fonde aucun droit politique ni aucun privilège temporel, si du moins la liberté de conscience de la minorité et l’égalité de tous, sont respectées. » (Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p.32-33).

Se trouvent séparés en outre les domaines privés et public, ce dernier étant réglementé par ce qui vaut pour tous, par exemple en matière d’enseignement public. L’on observe cependant que cet affranchissement de l’influence religieuse ne va pas de soi, et qu’il ressortit à un processus de longue main : il fallut attendre 1984 pour que la loi républicaine abolisse « l’intronisation du mari comme « chef de famille » », héritage d’une tradition judéo-chrétienne. Nonobstant un compendium avisé sur la laïcité en France, dont nous venons de rappeler quelques éléments cardinaux, le même Pena-Ruiz s’opposa à l’avis du Conseil d’Etat de 1989 touchant à la « question du voile » : « Le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». L’argumentaire indigent qu’il excipe pour justifier son rejet l’amène à étaler un monceau d’images cousues les unes aux autres par le fil du préjugé, faute de pouvoir lui faire crédit de l’ignorance :

« C’est dire que ce port du voile est autre chose qu’une simple expression individuelle, isolable. Il s’insère dans tout un ensemble qui ressortit à la place subalterne de la femme au sein de la société. Les tabilans, en Afghanistan, en ont usé jusqu’à l’extrême, en engloutissant le corps de la femme sous la burqa, cet uniforme dont le seul orifice est un grillage de toile pour permettre de voir. La privation d’études, la relégation en dehors de toute activité civilie ou politique, la répudiation, l’impossibilité de choisir son conjoint, entre autres, font système dans l’univers intégriste. Il serait donc naïf de dissocier le port du voile d’un tel ensemble, et d’y voir la manifestation du libre arbitre individuel, bref de le banaliser en en méconnaissant la portée. Naïvité qui confine à l’irresponsabilité lorsque, sous prétexte de tolérance, on confère en réalité le pouvoir d’une communauté et de ses chefs religieux sur ses membres, réduisant d’autant leur liberté individuelle. Devant une telle perspective, les bons sentiments qui conduisent à admettre provisoirement le voile pour que la jeune fille scolarisée sans condition prenne à terme ses distances relèvent d’une sorte d’angélisme. D’abord parce que le voile, le plus souvent imposé et non désiré, prend place dans une série d’actes de soumission indissociables, car systématisés au sein d’un code de statu personnel qui assujettit la femme : limitation des études, absence de choix du conjoint; vie sexuelle et personnelle contrôlée par une autorité extérieure, possibilité d’être répudié unilatéralement, etc. Ensuite parce que toute une stratégie, soutenue par une organisation transnationale, vise à détruire la laïcité, tenue pour un dangeureux levier d’émancipation et de distance critique à l’égard du fidéisme religieux. »

Devant ce chapelet d’assertions jamais étayées non plus qu’assorties d’un examen rigoureux enquête à l’appui , Ivan Segré ne se paie pas de mots, indiquant qu’en termes historiques géographiques, ethnologiques, sociologiques, soit de sciences humaines, un tel « argumentaire » ne vaut rien. Et l’auteur de rappeler, parmi tant d’autres exemples desservant le propos de Pena-Ruiz, qu’au travers d’une comparaison empirique le voile d’une lycéenne parisienne n’exprime pas la même chose que la burqa d’une paysanne afghane. Une des autres contradictions fondamentales de cet argumentaire est sa prétention à émanciper les femmes contre leur gré, considérées comme des objets et non comme des sujets. L’on pourrait s’en tenir à ce paradoxe par trop éloquent, n’était que si le voile est un signe d’oppression qu’il est requis par la force de retirer, que faire alors des autres attributs de la société marchande, capitaliste, qui manifestent l’aliénation d’un corps féminin non moins soumis à une obligation identitaire (cf. Mona Chollet, Beauté fatale, Paris, La Découverte, 2012)? Et quid de cette Egyptienne de vingt ans qui en 2011, foulard rose vif sur les cheveux, scandait des slogans anti-Moubarak repris en chœur par des jeunes hommes?

En réalité Henri Pena-Ruiz ne semble pas tant avoir le souci de l’émancipation de la femme que, selon ses propos mêmes, celle-là « prenne à terme ses distance » avec l’islam. Et par-là confesse-t-il à musse-pot son désir inavouable de convertir les infidèles. La loi de 2004 interdisant le port de la kippa et du voile dans les collèges et les lycées, dont Pena-Ruiz fut l’un des vigoureux partisans, déclare ainsi que certains vêtements d’élèves sont contraires à la laïcité, répudiant de la sorte un article de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

« la liberté de manifester sa religion ou ses convections ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques. »

Si la finalité de cette répression n’est pas l’émancipation, elle pourrait se trouver ailleurs. La sacralisation du politique déjà évoquée, pendant du retrait de la religion d’Etat, trouve dans le cas de la laïcité une application patente. Car la laïcité telle qu’entendue et défendue par Pena-Ruiz et ses comparses, suppose un « nous » supérieur, un communauté imaginaire, symbolique, qui exclurait l’expression des communautés singulières. Jaurès et plus tard Mélenchon, indiquent clairement le rattachement de leur vision laïque à un « patriotisme d’Etat et à la puissance impériale » (cf. J.Jaurès, Pour la laïque, Paris, Livre de poche, 2015 : « ce n’est pas la foi chrétienne qui a suscité alors les énergies et les enthousiasmes; et comme la Révolution avait laïcisé la patrie, l’Empire a laïcisé la gloire »; J.-L. Mélenchon, Le hareng de Bismarck, Paris, Plon, 2015). L’on notera en sus des analyses de l’auteur que ce rattachement est à même de reléguer au second plan les contradictions sociales internes au pays (luttes de classes), et le rôle historique de l’Etat comme organe de conquête et de contrôle.

Le marché serait-il alors la panacée laïque suscitant, comme le pensait F. Braudel, le vivre-ensemble? Force est de constater que dans l’antichambre des aéroports internationaux où une humanité assez nantie se côtoie dans sa diversité, le capital, lui, terrorise la population. Il y a en effet dissimulation du geste de la production, celui-là même qui accouche de marchandises et qui sous-tend le libre et « doux » commerce. L’on voit bien cependant l’impasse qui constituerait à rallier l’Etat pour vaincre la seconde forme principale de pouvoir qu’est le capital. Cela supposerait une forme de neutralité de cette première forme de pouvoir au point où d’aucuns pensent pouvoir faire fond sur un Etat républicain bourgeois qui a détruit l’Ancien Régime. Dans cette hypothèse de pensée, le pouvoir aurait été donné au peuple souverain qui pourrait pour son propre compte en user afin d’évincer les puissances d’argent par la socialisation du capital. L’anarchiste Voline, témoin rescapé de la révolution bolchévique, a bien su mettre en exergue le devenir policier de régimes qui adhèrent à une telle hypothèse (Voline, La révolution russe – Histoire critique et vécue. Suivi de « Le fascisme rouge », Paris, Libertalia, 2017).

La guerre et nos ennemis

Coincé dans l’étau que bordent la proposition du moindre mal démocratique en régime capitaliste et celle d’un Etat autoritaire, ou totalitaire, arraisonnant le capital, il serait tentant d’épouser la première. Toutefois Segré pointe le fait qu’une terreur est bel et bien exercée par les démocratie parlementaires capitalistes, mais ce principalement sur d’autres peuples, d’autres « races », d’autres territoires. Cette violence peut être qualifiée d’impérialiste (cf. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, tome 2 : l’impérialisme, Paris, Seuil, « Points », 2010). La distinction entre terreur d’Etat et terreur du capital n’est donc qu’apparente : tout au rebours nous explique Segré, elles sont intriquées. Loin d’être le doux commerce pacifiant les cœurs, la logique marchande sous condition du capital relève davantage d’une guerre de tous contre tous dont d’aucuns observent l’évolution historique vers une forme de guerre « hors limite ». Il importe en effet de distinguer les lois du capital de celles du marché, car c’est le capital qui impose sa loi aux marchés et aux Etats les plus faibles. En ce sens, et dans le sillage d’Alain Badiou, l’auteur note la manifestation récente d’un phénomène dit de « zonage », désignant des territoires désolés après le dépeçage de pouvoirs publics réduits à l’unique fonction policière et au moment d’être privatisés.

D’autres attribuent les ravages du capitalisme et de la domination marchande à l’abstraction rationaliste, laquelle serait comme un tertre où, pour se dissimuler sa propre aliénation, l’on modèle un repoussoir musulman fantasmé. L’examen des propositions qui voient dans Descartes le creuset philosophique de la soumission du corps à l’esprit, conduit l’auteur à en rejeter l’affirmation : plutôt qu’un corps soumis à l’esprit, nous avons affaire dans la société marchande développée à « un esprit [qui] n’est plus qu’une sorte d’opérateur intégré qui veille à la transformation du corps en produit. »(Cf. Mona Chollet, Beauté fatale, Paris, La Découverte, 2015). Autrement dit un corps sans âme, car le corps n’est pas signifiant intrinsèquement, une telle proposition échouant in fine dans une vision identitaire et sclérosante de la personne. Ainsi voici l’envers et l’obvers d’une même médaille, ici la fabrique du corps par « intégration des commandements capitalistes », là la « fabrique du musulman, ou du Chinois, par extérioration hallucinée du problème ». Se fondant sur un énoncé de l’apôtre Paul, ainsi que sur la philosophie d’Alain Badiou, Segré voit une possibilité de s’extraire de la dualité mortifère susmentionnée, dans la part anarchique de la raison, ou le disant autrement dans une sagesse rebelle tant à la raison qu’à l’Etat ou au capital. Cette part coïncide conceptuellement pour l’auteur avec la singularité d’un sous-ensemble mathématique soustrait à toute détermination.

Comment après toutes ces considérations et face au terrorisme islamiste envisager le phénomène religieux ? Serait-ce une illusion que, tantôt selon Marx tantôt selon Freud, il importerait de dissiper, par la praxis révolutionnaire ici, par la praxis clinique là? L’auteur loin d’adhérer à cette proposition observe le caractère ambivalent du phénomène religieux, pouvant aussi bien être l’expression d’une volonté égalitaire et émancipatrice, ou celle d’un désir d’entretien de l’oppression, inégalitaire, réactionnaire. Aussi rejette-t-il la volonté de certains, comme Derrida et Habermas, d’ériger « djihadisme » en concept opératoire pour désigner l’ennemi (Jacques Derrida, Jürgen Habermas, Le concept du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004). Olivier Roy, cité par l’auteur, voit dans cette concession de puissance conceptuelle une illusion (Olivier Roy, Les illusions du 11 septembre. Le débat stratégique face au terrorisme, Paris, Seuil, 2002). Car quel est donc l’ennemi? A suivre Debray, Finkielkraut, De Fontenay et Kintzler en 1989, accepter le port du voile serait un « Munich de l’école républicaine », autrement dit l’islam serait assimilable au nazisme, d’autres nuançant en parlant d’un versant guerrier djihadiste mais qui découlerait du premier. La question du vêtement est en réalité bien davantage liée à la mode, aux mœurs, aux phantasmes lesquels n’ont rien à voir avec la laïcité. Quant à l’égalité des sexes, elle n’est pas affaire de nippes mais de droits.

L’ennemi ne serait donc pas le musulman dans son ensemble. Mais peut-t-on affirmer pour autant que le phénomène religieux, la religion, ne serait qu’une illusion, au risque de manquer l’un des ressorts de ce qui se passe sous nos yeux? Segré, loin de considérer que le religieux n’a pas de rôle dans le phénomène politique djihadiste, identifie les organisations islamistes comme mues par la xénophobie et le fondamentalisme, leur montée en puissance étant semblable à celles des mouvements de masse fascistes dont on aurait préalablement ôté le voile religieux. Le religieux est donc un mobile qui peut trouver sa forme d’autonomie, jusqu’à la psychose, mais qui ne peut à lui seul résumer, subsumer même les causes de l’action humaine dont il est question. La piste pétrolière doit être suivie avec attention si l’on veut saisir la nature de la guerre qui se tient. Et l’auteur le fait avec rigueur, s’adossant à l’histoire de cet « or noir » ( cf. M. Auzanneau, Or noir. La grande histoire du pétrole, Paris, La Découverte, 2015) et l’enjeu stratégique qu’il représente pour les puissances capitalistes se livrant bataille dans un registre éminemment impérial. Etats américain, français ou anglais n’ont eu de cesse d’œuvrer pour s’assurer le meilleur accès à ces formidables mannes concentrées en quantités abondantes dans les Emirats ou en Arabie saoudite. Ces ressources sont, pour les puissances capitalistes occidentales, une nécessité de première main à dessein de maximiser les profits des multinationales concernées et maintenir à flot le sous-bassement destructeur de leurs infrastructures : « depuis 1945, la politique des puissances occidentales dans le Golfe arabo-persique ne relève pas d’un intérêt « ponctuel » pour les énergies fossiles, mais bel et bien « structurel ». (p.131).

Loin d’une adversité, c’est une alliance d’intérêts capitalistes bien compris qui lient les puissances occidentales aux monarchies réactionnaires du Golfe arabo-persique, ces mêmes qui répandent dans une visée hégémonique l’idéologie djihadiste, prospérant par-là sur le ressentiment des peuples arabes né de la désolation impérialiste, finançant en outre sans vergogne des troupes assorties à ce fascisme religieux. Ces monarchies pétrolières, gorgées des deniers abondants des marchands occidentaux et de leurs Etats, constituent pour la majorité laborieuse peuplant leurs territoires une classe oppresseuse, oscillant entre pratique d’un travail forcé et esclavage. Les Printemps arabes de 2011 ne furent ainsi point vus d’un bon œil par ces protagonistes, lesquels conspirèrent contre ces velléités démocratiques quand ils ne réprimèrent pas violemment ceux qui s’insurgèrent dans l’un de leurs domaines (Bahreïn). L’Occident capitaliste n’en contribue pas moins lui aussi au pillage des populations, à l’oppression en vigueur quand il ne ferme pas les yeux sur des massacres où ne saillit aucun de ses intérêts capitalistes (ex. lors de la répression des insurrections kurdes et chiites irakiennes par les armées de Saddam Hussein au sortir de la première guerre du Golf). Le coup de main est même parfois donné sans ambages, à l’instar de ce général américain Schwarzkopf qui mit ses hélicoptères au service de la répression susdite. Il n’y a pour les démocraties occidentales dans l’ordre de leurs priorités aucun désir véritable de garantir le droit international.

Quant à l’exportation de la démocratie en Irak, dont l’invasion américaine fut notoirement le fourrier de la prospérité djihadiste, elle n’est qu’une allégation dissimulant les intérêts matériels bien compris d’un capitalisme prédateur : se réserver un accès privilégié aux ressources pétrolières. D’aucuns chefs militaires de l’armée américaine ou hauts dirigeants vinrent eux-mêmes à le confesser. Les entreprises militaires occidentales de ce type, impérialistes in petto mais en dehors démocratiques, expriment dans le dépeçage de la Russie post-soviétique un cas topique : l’offensive américaine a consisté par divers leviers de pouvoir et d’influence à soutenir un chef du gouvernement corrompu et fantoche (Boris Eltsine) favorable à ce que soient bradées par l’entremise d’une poignée d’oligarques les ressources économiques du pays au profit du marché occidental, plus singulièrement encore des entreprises américaines (Exxon ou Chevron). Pas plus que le sort des Iraquiens l’Etat américain ne se souciait de l’avenir de la démocratie en Russie.

Part symbolique, intérêts matériels

Les discours et idéologies réactionnaires, religieuses, qui sous-tendent et accompagnent les interventions militaires occidentales ou les meurtres de masse djihadistes, bien qu’ils puissent être des mobiles subjectifs et des catalyseurs puissants, dérobent à nos propres yeux la guerre véritable qui sous-tend ce théâtre sanglant : les pétromonarchies capitalo-fascistes d’un côté, l’impérialisme occidental de l’autre. Michel Surya parvient cependant à les réunir autour d’un même leitmotiv : après moi le déluge (Michel Surya, Capitalisme et djihadisme – Une guerre de religion, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2016). Une pulsion mortifère et destructrice, inconsciente, qui approuve et œuvre à l’anéantissement de la vie : l’une, commandement du capitalisme occidental, tient tout entière dans « jouis! », l’autre djihadiste dans « meurs! ». L’opium du faux ennemi s’accoutre en outre de formes bien diverses selon les contextes géopolitiques et historiques, comme par exemple la focalisation sur Israël quand l’enjeu est le pétrole : « Aux yeux d’un matérialiste, c’est donc bien l’alliance des firmes pétrolières occidentales et de l’islam wahhabite qui a façonné le Moyen-Orient, plutôt que la création de l’Etat d’Israël qui, elle, n’a façonné que la seule Palestine mandataire. » (p.161), non sans qu’il y ait parfois dans ces obsessions étrangères aux cas étudiés, un quelque tropisme, antijudaïque, voire antisémite.

Donner jour à un conflit symbolique, religieux ou civilisationnel, revient par conséquent à occulter aux populations galvanisées les unes contre les autres que, dans les antichambres, pétromonarchies du Golfe et démocraties occidentales garantissent les intérêts de leurs bourgeoisies respectives. L’obscurantisme wahhabite se répand grâce aux pétrodollars du capital occidental, tandis que ces derniers arment la finance anglo-saxonne dans sa guerre aux bastions keynésiens, qu’elle asservit par la dette. L’Etat français, comme le révéla le Canard enchaîné en janvier 2017, travaille lui-aussi activement pour les intérêts de ses capitalistes dans le Golfe arabo-persique, Arabie saoudite ou Qatar où Total, Vinci, Veolia, Vivendi, EADS ou Lagardère lorgnent sur des investissements juteux quand c’est vers les jeunes Français musulmans que lorgne le Qatar, régime réactionnaire pourvoyeur du djihadisme.

Mais l’auteur n’en reste pas là et jette la lumière sur la responsabilité de l’impérialisme occidental dans le surgissement de Daesh : « Daesh étant une caricature des pétromonarchies, alliées des démocraties occidentales, s’ensuit qu’il est une sorte d’enfant illégitime de la politique néocoloniale », notant en sus que « si Daesh est cependant l’ennemi « terroriste » quand les pétromonarchies bénéficient de la protection rapprochée des démocraties occidentales, c’est au même titre que les organisations mafieuses sont leurs ennemis intérieurs : non parce qu’elles s’approprient les biens d’autrui et exploitent sa force de travail en recourant s’il le faut à la menace, à la force et au viol, mais parce qu’elles s’enrichissent au détriment de la bourgeoisie. » (p. 173). L’on voit bien là ce qu’il y a d’illusoire et de diversion à vouloir déterminer en dernière instance les conflits ethnico-religieux par l’ethnique ou le religieux : cela est tel un voile jeté sur des intérêts matériels ainsi ménagés. En Palestine le nationalisme religieux est instrumentalisé selon l’auteur par les intérêts d’une classe possédante qui divertit tandis qu’elle exploite les classes populaires : 2 436 000 Israéliens vivant sous le seuil de pauvreté sur une population de 8 millions. Devant cela revient au progressiste, selon Segré, de s’atteler à sceller une alliance populaire israélopalestinienne contre les classes possédantes.

Bien discerner le poids déterminant des intérêts matériels permet symétriquement de mieux saisir les situations où le phénomène ethnico-religieux constitue une force symbolique autonome (les cas d’Hébron, de la Birmanie, de la rivalité entre sunnites et chiites au Moyen-Orient), avec comme élan principal la xénophobie. Mais le symbolique et le matériel peuvent aussi s’imbriquer, à l’instar de la Birmanie ou du Qatar. Dans ce dernier, l’islam est arraisonné par les possédants, seigneurs du pétrole et du gaz, selon l’intérêt du pouvoir. Ainsi F. Pichon de faire observer : « La normalisation fondamentaliste d’un islam sunnite sur le modèle wahhabite, résultat de près d’un demi-siècle du déversement des pétrodollars du Golfe, est en train de changer radicalement l’identité même des sociétés musulmanes » (Frédéric Pichon, Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé, Paris, Editions du Rocher, 2014, cité p. 189). Apparaît donc que l’opium du peuple, servant les possédants, n’est pas tant la religion que sa version xénophobe, faisant ainsi dire à Segré : « l’opium du pauvre étant la haine ». Phénomène qui du reste est observable, comme le note l’auteur, dans la politique d’anéantissement menée par les nazis. Que serait une politique d’émancipation face à tout cela? Elle serait de celles qui libèrent les prolétaires de leur assignation dans le système mondial de production. Reprenant le propos de Fethi Benslama, Segré indique à l’heure identitaire qu’a existé et existe aujourd’hui la voie d’une désidentification : « processus libérateur qui s’amorce quand un sujet découvre qu’il a été assigné par une parole venant d’un autre à un rôle ou à une place qu’il n’a pas choisis et dont il parvient à se déprendre pour être autrement et ailleurs » (F. Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Paris, Seuil, 2016, cité p. 192). Cette voie fut frayée aussi bien par les forces de la résistance indigène sud-américaine que lors des « Printemps arabes ».

La religion donc n’est pas une, éternelle et homogène. Elle demeure, l’auteur y tient, traversée comme tout ce qui est humain par une contradiction fondamentale : celle entre un pôle émancipateur, égalitaire et du côté des opprimés, et un antipode réactionnaire, agissant pour la force, le pouvoir et l’ordre oppressif. Il appartient ainsi de considérer que la religion peut être au service des seigneurs, donner l’onction à leurs crimes, ou servir le peuple. Elle peut même, dit l’auteur dans une inspiration spinoziste, s’opposer à la prise du pouvoir dans une logique de puissance qui coïncide avec l’enrichissement de la vie en affects joyeux. Mais, aurions-nous envie de lui demander, comment envisager et faire vivre ce communisme, brièvement évoqué, sans prise du pouvoir?

Dormiens Silvam

Logiques impériales et politique égalitaire : une histoire de l’Occident

Dans la nasse

Lecture du livre d’Ivan Segré, L’Occident, les indigènes et nous, paru en 2020 aux éditions Amsterdam.

“…l’hégémonie capitaliste, apparue d’abord en Europe occidentale, depuis Venise et Bruges jusqu’à Séville, Lisbonne, Amsterdam, Londres, New-York puis Los Angeles, Tokyo, Pékin, Delhi, etc., si on la définit avec Braudel comme “une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins)”, de quelle matrice procède-t-elle? Et son analyse doit-elle nous conduire à incriminer les “idées de progrès et de développement” ou une organisation rationnelle de la prédation? Interrogeant les pôles, l’Occident et les indigènes, tâchons de rassembler nos pensées, nos raisons, nos visions, sachant que “dans le Zohar l’histoire de rabbi Siméon, qui brûle comme le feu, est actuelle comme le feu”, (Ivan Segré, L’Occident, les indigènes et nous, Ed. Amsterdam, 2020, p.47).

Ainsi Ivan Segré pose-t-il, à la fin de son introduction, la problématique à laquelle durant un peu plus de quatre-cents pages profuses en références et citations, il s’emploie à répondre.

La question essentielle qui semble sous-tendre toute son enquête historique, adossée à nombre de travaux d’historiens – lui qui est philosophe et talmudiste – sourd d’une distorsion qui fait jour depuis quelques temps désormais entre une contestation de l’Occident comme entité culturelle, sur fond d’un fumet de choc des civilisations” montant à nouveau, et des visées progressistes, égalitaires pour mieux dire dont certains des contestataires se revendiquent.

L’enquête menée se veut résolument matérialiste, scrutant avec minutie chacune des propositions essentialistes à quelque bord idéologique qu’elles puissent être rangées. 

Une logique impériale et non de civilisations

L’une des thèses à laquelle s’affronte la démonstration du philosophe est celle interprétant l’histoire comme fondamentalement déterminée et en dernier ressort par la guerre d’entités culturelles, de “civilisations”, formulée avec force par Samuel Huntington dans un ouvrage paru en 1996. Parmi cette histoire faite de guerres civilisationnelles, l’Occident aurait abouti aujourd’hui à l’incarnation d’un monde libre fruit du développement capitaliste, où ce dernier et la démocratie se conditionneraient.

Sans occulter la part conflictuelle propre à l’histoire, l’auteur procède en trois “mouvements”, qui constituent autant de parties, à la restitution de la généalogie de l’hégémonie capitaliste et de sa contingence occidentale (autrement dit : il n’y eut aucune nécessité “culturelle” à ce que la dynamique capitaliste fût issue de l’occident, mais des conjonctions circonstancielles de facteurs politiques, stratégiques et matériels). 

D’emblée l’auteur écarte une lecture de l’histoire qui mettrait aux avant-postes comme moteurs premiers de corps de doctrines religieuses, d’idéologies qui mèneraient le monde comme pilote dans son navire. 

L’anthropologie à laquelle I.Segré fait cas est une anthropologie qui accorde à la religion ou à l’idéologie sa juste place, c’est-à-dire que selon le contexte social et politique, donc les enjeux matériels et de pouvoir, celle-là peut donner lieu à des pratiques et interprétations différentes, pouvant être aussi bien égalitaires (l’auteur dirait “progressistes”) ou réactionnaires, sans jamais minorer le levier subjectif et collectif que constitue une religion :

Les conflits mêlent bien souvent les facteurs civilisationnels (ethnico-religieux) et les causes matérielles (économiques et sociales). Et se rendre aveugle à telle ou telle dimension ne favorise jamais l’intelligence d’un problème. Mais il ne saurait être question de s’interdire, par principe, de reconnaître le “faux-nez d’intérêts divers” dans bien des logiques ethnico-religieuses et conséquemment de juger opératoire la formule générale d’Alain Badiou au sujet des intégrismes :”Ce sont des formations contemporaines […] improductives sur le plan proprement religieux, mais virulentes dans l’espace qu’elles assignent, et qui est la conquête du pouvoir.”Ainsi, pour prendre un exemple parmi d’autres, le discours antimusulman tenu au cours des dernières décennies par le BJP – le parti nationaliste jindou – appelant parfois au pogrom, n’a semble-t-il pas pour but d’exalter l’hindouisme mais de contrecarrer les revendications des castes opprimées en recentrant les débats sur l’antagonisme religieux, de manière à marginaliser la question sociale. (p.74)”

S’appesantissant sur l’exemple historique aussi bien que légendaire de la bataille de Roncevaux, I. Segré fait fond sur les travaux de l’historien Massimo Guidetti, desquels il infère que “ce ne sont pas tant les fidélités religieuses qui déterminent les alliances que les rivalités d’ordre militaire, économique et géopolitique, d’où l’alliance de la Papauté, du souverain franc et de l’Empire abbasside contre Constantinople, elle-même alliée aux Omeyyades.”

Ainsi le facteur ethnico-religieux, qualifié aussi de dogmatique, n’est pas déterminant dans l’histoire, sinon “conjointement à une détermination matérielle (cynique) dont il tire, en dernière analyse, sa force de conviction.”

Aussi, reprenant les fines analyses de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, I. Segré constate-t-il que les “traits invariants” de la conflictualité dans l’histoire du monde, entre puissances, ne sont pas tant des civilisations que des logiques impériales. Les déterminations rendant raison des conflits, entendu que ces derniers sont la trame de l’histoire, sont d’après l’auteur de nature géopolitique, économique et sociale. Il n’en demeure pas moins pour lui que le facteur religieux ou ethnique constitue une force idéologique partiellement autonome, et qui peut atteindre jusqu’à la psychose paranoïaque plutôt que l’affirmation conquérante. Et le philosophe de citer en exemples le massacre des Juifs par des croisés en route pour Jérusalem ou les chambres à gaz nazies succédant aux Einsatzgruppen, irréductibles à des déterminations économiques.

Quant à la catégorie civilisationnelle d’Occident, qui désigna longtemps l’Europe, celle-là n’est à la lumière de l’histoire qu’une construction rétrospective qu’illustre la naissance du mythe de Charles Martel, dont la trame vérace tranche davantage du raid mineur, “arme classique d’Islam impérial”, et qui doit sa survie mémorielle à sa récupération idéologique et discontinue depuis 1880 par le courant nationaliste et l’extrême-droite en France.  Cet intérêt même pour la bataille de Poitiers émergea en outre à l’heure où la monarchie de Juillet s’engageait en Afrique du Nord. Les notions d’Europe et d’Occident ne sont, à l’aune des démonstrations et analyses mobilisées par l’auteur, que des constructions a posteriori venant sanctionner des logiques impériales, de conquête.

L’hégémonie occidentale, finalement très récente à l’échelle de l’histoire, prend son essor entre le XVe et le XVIIIe, sur ses versants géopolitique, militaire, marchand, juridique, scientifique et technique. Il n’y a là aucun creuset culturel, civilisationnel extravasant son flot continu de conquêtes et de développement capitaliste. Comme le rappelle I.Segré, la Chine était bien mieux placée que l’Europe occidentale pour entamer une expansion militaire et marchande, son développement technique et économique étant alors supérieur à celui de la chrétienté occidentale. Mais ses intérêts politiques, économiques, stratégiques internes lui firent abandonner ces velléités outremarines : son expansion fut intérieure et sur la base d’une « révolution verte ».

Loin donc d’incriminer « les religions » supposées intrinsèquement meurtrières, et au rebours des affirmations de l’historien Eli Barnavi, I. Segré identifie bien davantage la logique de conquête, qu’elle relève de l’économie ou du militaire, la première s’adjoignant le second à un moment ou un autre de son histoire.

Le capitalisme n’est pas une voie vers un monde plus civilisé, il en est bien souvent l’exacte condamnation

La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier», par Edouard Antoine Renard, 1833. © Photo Josse/Leemage.

En effet, loin d’assister dans l’histoire à un adoucissement, une pacification des sociétés par le capitalisme, l’auteur rappelle le creuset destructeur où ce dernier émergea : le mercenariat, et l’introduction des armes à feu : « Après la diffusion des armes à feu, le vassal féodal ou le bourgeois de la ville ne pouvait plus faire la guerre avec ses propres armes à feu, surtout des canons, de même que dans la construction des forteresses toujours plus sophistiquées. Les unes et les autres devaient être payées en argent, ainsi que les soldats de métier – les mercenaires – aux mains desquels était passée la conduite de la guerre. […]La monnaie commençait ainsi, beaucoup plus que pendant l’Antiquité, à pénétrer en profondeur dans la société et à dissoudre l’agriculture locale […] par la soif insatiable d’argent suscitée dans les Etats par la concurrence militaire à laquelle ils ne pouvaient pas se soustraire » (Anselme Jappe, Les Aventures de la marchandise, Paris, La Découverte, 2017, cité p.111).

Mais cette effraction du capitalisme par et pour la violence meurtrière n’est point un évènement fortuit, aux confins de l’anecdote et du hasard inexplicable, se résumant au mobile de armes à feux. La trame tout entière de l’histoire de l’expansion capitaliste se fonde sur l’itération du « pillage, du vol, de la rapine, de la conquête, c’est à dire l’appropriation sans médiation, par la force, de la « production » » (Alliez et Lazzarato, Guerres et Capital, Paris, Amsterdam éditions, cité p. 145).

Segré souligne par ailleurs, avec force études et analyses, que la traite africaine se développa grâce à l’essor des circuits marchands depuis la période s’échelonnant entre le VIIe et le IXe siècles, lesquels circuits constituèrent un facteur d’expansion exogène de l’esclavagisme, conduisant à infirmer toute proposition qui identifierait ce dernier comme le fruit de caractères endogènes au continent africain. Deux principales demandes seraient donc à l’origine du fait esclavagiste en Afrique : une première, musulmane, est féodale ou aristocratique, la seconde est marchande ou bourgeoise.

Cette appropriation violente perdure et indique par-là une grande continuité historique notamment au travers du cas archétypal de l’esclavage : après les XIe et XIIIe, moment de développement économique dans l’Europe occidentale, l’on assiste aux XIVe et XVe à l’instauration d’un « second servage » à l’Est (Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe, Paris, LGF/Livre de poche, 2000, cité p.192), ou « réaction seigneuriale » dans lequel d’aucuns historiens identifient une sorte de sous-traitance des « slaves »(« slavons », qui donnera « esclave ») dans une économie d’exportation alimentant les circuits marchands occidentaux. Il n’y eut pas de discontinuité fondamentale entre l’essor du capitalisme et son expansion, et les situations d’esclavage antique et de servage médiéval. Le capitalisme puisa sa force dans l’esclavage et d’autres formes d’exploitation de la force de travail existantes :

– le conquistador de l’outre-Atlantique introduit au moyen de l’encomienda, une forme d’organisation sociale, brutale et d’un « féodalisme très archaïque » (Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid, Paris, Pocket, 2012, cité p. 191), déjà expérimentée dans la péninsule ibérique tout au long de la Reconquista ;

– après la conquête militaire et les massacres, puis le choc microbien, les indigènes d’Amérique furent exploités et tués comme esclaves durant plus d’un siècle, se voyant progressivement remplacés par ceux venus d’Afrique non pour des motifs éthiques, mais parce qu’il y avait là des enjeux de rivalités de puissances : l’apanage de la conquête revint aux royaumes ibériques sous condition d’évangélisation selon les termes de l’Église. Devant l’opposition tardive de bien des ecclésiastiques (dont le fameux Bartolomé de Las Casas), puis les condamnations officielles plus tardives encore de l’Église qui pouvaient être utilisées à leurs dépens par les royaumes concurrents, les colonisateurs ibériques durent se tourner vers des esclaves de substitution qui pourtant leur coûtaient plus cher, déjà exploités dans des formes concentrationnaires sur les îles conquises par les Portugais au XVe. S’ajoute enfin un dernier point d’explication : la défense progressive des Indiens par les royautés conquérantes fut pour elles une opportunité aussitôt saisie de raffermir la souveraineté de leur puissance coloniale ;

– La traite négrière se continua jusqu’au mitan du XIXe, sans l’ombre d’une condamnation de l’Église par ailleurs. Dans la traite atlantique se manifeste l’esprit du capitalisme, bien davantage que dans le protestantisme comme le déclare Weber : la traite se développant, la main d’œuvre servile devint bon marché et l’approvisionnement plus sûr, il fut ainsi envisageable économiquement d’intensifier l’exploitation en se souciant encore moins de la conservation de la vie de l’esclave, tendant ainsi vers un dispositif concentrationnaire ;

Il y a de quoi s’étonner par ailleurs que l’on puisse affirmer que la dynamique capitaliste eût conduit à la civilisation, à considérer donc que l’Indien accéda grâce à l’esclavage à la civilisation. Et l’auteur d’interroger : « Sur quel fondement anthropologique, en effet, disqualifier a priori un mode de vie qui privilégie le temps libre au « travail agricole régulier » ? »

Justification par le racisme et devenir-marchandise de l’homme sans propriété en régime capitaliste

L’auteur explique très bien dans son ouvrage que le racisme vient comme la sanction idéologique de l’exploitation impériale et capitaliste :

Alors que l’Indien fut un esclave moins coûteux pendant une bonne partie du XVIe siècle, c’est parce que l’essor de la traite atlantique rendit l’esclave africain meilleur marché et que l’Indien devint plus coûteux, que la hiérarchie sociale, auparavant défavorable à l’Indien, s’inversa. Le préjugé racial apparaît ainsi tout à fait corrélé à l’organisation économique et sociale et l’imaginaire colonial qui la sous-tend et la justifie.

Peinture de la série Life of Washington de Victor Arnautoff

Il est à observer d’autre part que la différence juridique de traitement entre Indiens et esclaves noirs, adoptée par les conquistadors dans le sillage de l’Église pour les raisons précitées, prend son fondement dans une distinction entre une capture d’autochtones qu’il s’agit d’évangéliser et l’achat d’étrangers privés de droit puisque, selon Carl Schmitt la « saisie de terres » fonde le droit (Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, Paris, PUF, 2012). Aussi dans cette représentation, les Africains peuvent-ils être sans dommage la propriété privée de colons cependant que les autochtones sont les sujets de la puissance théologico-politique s’accaparant les terres découvertes. Les uns sont achetés comme marchandises, les autres sont des sujets des Couronnes souveraines, bien que pouvant dans le cadre de la propriété privée être brutalement asservis. Abondant en ce sens, Locke, figure du libéralisme philosophique et politique, en viendra un peu plus tard à rejeter l’esclavage comme modèle de société politique tout en l’admettant comme pratique privée.

La civilisation capitaliste, si l’on peut user de cet oxymore apparent, s’impose comme le règne de la propriété, de sa préservation, corrélée à la mise au travail forcée des populations nomades. La chasse à l’homme est ainsi une des modalités importantes du pouvoir de police, émergeant selon Chamayou comme « un instrument de classe, […] principal moyen de la mise au travail des dépossédés, de leur dressage et de leur insertion par la contrainte dans ce qui allait devenir le marché du travail salarié. » (Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. Histoire et philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La Fabrique, 2010, cité p.362). Aussi le « sauvage », souvent nomade, se trouva-t-il principalement soit capturé, soit repoussé (Amérique du Nord). A l’occasion de ses réflexions à ce sujet, l’auteur met au jour l’implicite inavoué d’un penseur de la propriété comme Locke, qui affirme que « c’est parce qu’un homme est capturé à l’occasion d’une guerre qu’il perd légitimement son droit de propriété » (John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 1992). Segré renverse cette proposition, laissant apparaître son ressort véritable : « c’est parce qu’il n’est pas propriétaire qu’un homme est légitimement capturé » (p.363).

Quant au degré de cruauté et de brutalité que constitue l’esclavage, les musulmans et les chrétiens prirent chacun une part considérable dans la déportation et l’asservissement de milliers d’Africains. Les chiffres relevés dans les travaux historiques concourent à souligner cette ampleur partagée. Il n’y a donc pas lieu de relativiser une part au détriment de l’autre, sinon dans une visée a posteriori et foncièrement impérialiste.

La proposition égalitaire ou la puissance véritable

Loin de succomber à l’attribution d’une supériorité culturelle à telle ou telle population, qui serait à même d’expliquer l’histoire et à la justifier, Segré invalide un discours tel que celui de Todorov où existe une « correspondance entre le stade d’évolution technique et une technologie du symbolisme ». Car le critère d’évaluation de la puissance technologique ne peut se résorber dans sa dimension matérielle, et l’auteur de rappeler avec Jared Diamond la richesse et la sophistication de la langue des Iyau de Nouvelle-Guinée. La puissance ne se mesure donc pas uniquement, comme le veut Carl Schmitt, à l’aune du rapport de force. Elle peut en effet s’estimer relativement à la « réciprocité des besoins » dont parle Fernand Braudel.

La proposition politique qui innerve chaque page de cet ample ouvrage et qui motive la démarche de l’auteur, nous paraît se structurer autour d’une dualité toujours présente à chaque situation historique : y résident et la possibilité d’une puissance comme rapport de force matériel, et celle d’une « réciprocité des besoins ». Le premier versant de cet antagonisme pourrait être appelé réactionnaire, le second égalitaire, l’un justifiant et perpétuant la servitude, l’autre ouvrant à un affranchissement se réalisant notamment dans la réappropriation collective, où semble présider le postulat d’une égalité des intelligences et des capacités. C’est ce qu’illustre de façon probante l’exemple mobilisé par le philosophe, à savoir la bataille de Midway (juin 1942), où l’armée américaine doit sa victoire non point aux postes de commandement mais aux ouvriers et ouvrières qui, « de leur propre chef et sans ordres écrits, transformèrent un navire presque ruiné en un arsenal flottant » (Victor Davis Hanson, Carnage et culture – Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, Flammarion, 2010, cité p. 118). Existe donc au sein même du « travail de la guerre » (Ernst Jünger, Le Travailleur, Paris, Christian Bourgois, 1989) au potentiel destructeur, un autre potentiel, lui « créateur dans le cadre d’une dynamique de réciprocité ». Là où les classes possédantes, par leurs conditions, tendent à préserver l’inertie sociale, économique et politique, la classe ouvrière, celle qui ne subit pas le joug des seigneurs du capital, et est exempte de l’enrôlement fasciste, est davantage transformatrice.

Cet affranchissement bien souvent prend dans l’histoire la figure de l’étranger, « celui qui n’est pas un fidèle, un sujet, celui qui n’a pas juré obéissance, celui qui, dans la société féodale, est « sans aveu » »(Jacques Le Goff , La civilisation de l’occident médiéval, Paris, Flammarion, 2019, cité p. 427). I. Segré nous montre en somme que l’affranchissement est une des dynamiques de l’histoire humaine, une possibilité toujours présente et discernable, une brèche dans le discours du bourreau.

Dormiens Silvam