Quand tu vas dans la ville par la Nationale neuf
Pour aller t’acheter du poulet, du fromage et des os pour le chien
Quand tu vas te coucher ou à l’heure du réveil
L’haleine chaude et passée comme un vieux papier peint
Quand tu sors du turbin pour aller turbiner
Dans un parc turbinant aux loisirs turbinés
Quand tu avales le soir assis devant la soupe
Une bolée de Netflix, d’Amazon, de Disney
Quand tu prends ton cachet car la vie est absente
Du bureau du hangar ou du supermarché
Quand tu souris au chef, à la patronne, au cogne
Car obéir c’est bien, c’est bon, c’est naturel
Quand tu cachetonnes tes heures
Quand tu vibrionnes seule
Quand ta vie est un leurre
Une fable à mauvaise gueule
Où le sens de ce que tu fais t’échappe
Et que ta vie est de bout en bout séparée
Séparée d’elle-même et séparée des autres
Séparée de l’acte de produire ce dont tu as besoin
Séparée du désir que tu enfouis en toi
Creusant jusqu’à l’oubli un caveau dans ton cœur
Séparée du pouvoir sur ton propre destin
Séparée d’une envie de vivre sans aucune ambition
Séparée du beau, du bien, du bon
Séparée par l’État, les firmes et le petit Macron
Par la mort que charrie un immonde virtuel
Une abstraction totale : argent spectaculaire
Où tout est absenté de tes sens vivants
Quand l’angoisse te taraude ou que l’effort te lasse
Viens demander en face
Chez l’artisan du coin
Lui qui rabote et lisse et polit sa journée
Chez le chômeur heureux de ne point travailler
Car le travail n’est bon, aux yeux des argentiers
Que parce qu’il produit des chiffres de papiers
Des produits fiduciaires, des affaires monnayées
Le travail est l’emblème de la séparation
Le bon, le bien, le juste, le beau, l’utile,
Sont tous indifférents aux esprits mercantiles
Il faut produire son cash traire la vache à billets
Eichmann serait loué, Al Capone béni
Leurs jumeaux sont pléthore à la coulisse boursière
Ou à la table ronde des jetons de présence
Actionnaires débonnaires, seigneurs des temps nouveaux
Alors que le chômeur choisissant l’activité
Plutôt que le labeur incarne la vérité
De l’existence humaine
Le travail est insensé
Agir pour vivre, pour exister, pour soi et pour les siens
Est le premier chapitre de l’être émancipé
Qui va après grouper
Autour de lui des forces
Des bras, des mains, des pieds
L’amitié sous l’écorce
Et ton voisin que tu connais à peine
Et ta voisine qui t’inspire la haine
Viendront causer chez toi
Comme on causait le soir
Au moulin du village
A la chaude veillée
Et peut-être que tu entendras
Dans leurs voix autre chose
Que toi-même
Que tu ne rejetteras pas ce qui te semble
Dévier du livret rouge de ta pensée
Ne triant ni l’un ni l’autre
Sans te prendre pour un juge
Ou un vile instructeur poliçant un baudet
La pureté de la lampe qui vous éclairera
Sera mouchetée d’insectes venus colloquer
Car la blancheur des idées aura fondu
Nulle pureté ici-bas
La camaraderie ne se noue qu’avec des fils divers
Paradis et Enfer mêlés
Et l’amitié jaillit au soleil d’hiver
S’achèvera le règne des choses séparées
Des humains désignés, parlés, nommés, faits choses
Tu bâtiras ensemble comme une communauté
Où nous boirons chacun le nectar du partage
Que de l’éveil au somme nous voyons fermenter